Publié le 9 mars 2022
La guerre que Vladimir Poutine a déclarée le 24 février 2022 à l’Ukraine et, de fait, à l’Europe, n’étonnera que ceux qui se sont voilé la face et bouché les oreilles depuis des décennies. Et qui continuent à le faire.
Autre temps, autre état d’esprit. Le 8 décembre 1987, Gorbatchev et Reagan signent le Traité de Washington qui élimine d’Europe toutes les Forces Nucléaires Intermédiaires, prépare la chute du mur de Berlin (décembre 1989) et met un terme à la Guerre froide.
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Si les dirigeants français avaient entendu les appels que nous n’avons, et que je n’ai moi-même cessé de leur lancer depuis trente-six ans, depuis l’appel de Mikhaïl Gorbatchev en janvier 1986 : « Plus aucune arme nucléaire d’ici l’an 2000 ! » (1) le monde serait probablement déjà exempt d’armes nucléaires, ou sur le point de l’être, et nous n’aurions pas aujourd’hui une guerre d’invasion aux portes de l’Europe.
Car, malgré les assertions des adeptes de la « dissuasion nucléaire », les armes nucléaires, loin d’empêcher la guerre, la favorisent. Depuis 1945, elles n’ont pas empêché des guerres de toutes sortes de faire au total plus de victimes que la Première Guerre mondiale. Elles ont en revanche failli à plusieurs reprises provoquer une Troisième Guerre mondiale, nucléaire celle-là : en 1953 (guerre de Corée), 1956 (affaire de Suez, invasion de la Hongrie), 1962 (crise des missiles de Cuba), 1983 (crise des euromissiles, alerte du 26/09/1983)… La crise actuelle nous place à nouveau devant cette échéance.
Elles n’ont pas dissuadé Vladimir Poutine d’entrer en guerre, elles lui donnent au contraire ce sentiment d’invincibilité, et même d’impunité, qui l’amène à bafouer le droit international et à agresser sans vergogne un pays, l’Ukraine, dont la Russie avait pourtant garanti les frontières en échange de son renoncement à conserver les quelque 1900 armes nucléaires héritées de l’Union soviétique (Mémorandum de Budapest). Avec ses missiles hypersoniques, Poutine pense surclasser toutes les autres puissances nucléaires et pouvoir échapper à leurs éventuelles représailles. Non seulement il ne se laisse pas intimider par les armes nucléaires de l’OTAN (ou de la France), mais il n’hésite pas à agiter lui-même la menace nucléaire contre ceux qui seraient tentés de « se mettre en travers du chemin de la Russie ».
Déjà impuissantes à juguler les terroristes, comme les États-Unis l’ont appris à leurs dépens le 11 septembre 2001, ces armes sont donc également impuissantes à dissuader un acteur étatique de la trempe de M. Poutine. En fait, un homme seul, de quelque nationalité qu’il soit et qu’il ait ou non une âme de dictateur, devient capable d’absolument n’importe quoi, dès lors qu’il a entre les mains la faculté de liquider impunément des millions d’êtres humains. Même s’il est bon chrétien, comme Harry Truman, qui remercia Dieu de lui avoir donné la bombe avant Hitler et qui, sitôt après, l’utilisa contre le Japon alors même qu’il savait que l’empereur Hiro-Hito voulait capituler).
C’est pour cela qu’il faut absolument éradiquer de la planète la totalité des armes nucléaires et radioactives, armes de crime contre l’humanité. Elles n’ont qu’un privilège : être capables de provoquer à tout moment l’Apocalypse.
Indifférent à cette conclusion logique, M. Le Drian a invité M. Poutine à se rappeler que « nous aussi sommes des puissances nucléaires (France-Inter, Sept-neuf, 25/02/2022). Autrement dit, il l’avertit que, s’il mettait ses menaces à exécution en vitrifiant la France, nous nous vengerions en massacrant sa propre population. Il n’est pas du tout sûr qu’un dictateur comme M. Poutine, fort peu préoccupé du bien-être de son peuple, recule devant une telle menace. Il est sûr en revanche que l’atomisation de quelques millions de Russes par les soins du président de la République française ne fera pas revivre les millions de Français déjà atomisés. Elle amènera seulement le président russe à parachever le massacre.
Tel est le secret soigneusement gardé de la dissuasion nucléaire : face à un ennemi qui ne se laisse pas intimider, elle ne sert à rien. Elle ne permet pas d’éviter une guerre dite « conventionnelle », comme actuellement en Ukraine. Quant à nos « intérêts vitaux », elle ne les défend qu’en nous promettant un suicide collectif : une destruction mutuelle assurée… et aggravée ! Quand des millions de Français seront tués, histoire de les venger et de faire tuer encore plus de Français, on tuera des Russes… Génial, n’est-ce pas ?
Jamais consultés sur cette belle « assurance-vie », les Français veulent-ils néanmoins continuer de la souscrire ? Eh bien, figurez-vous, 85 % d’entre eux, au contraire de leurs dirigeants, répondraient non (Sondage IFOP-ACDN, mai 2018,) Mais va-t-on seulement leur poser la question ? Pas du tout ! Aucun des candidats à la présidentielle, gens éclairés, ne l’envisage. Une telle faillite ne se déclare pas. Trop d’intérêts sont en jeu, dans ce monde morbide dont la bombe atomique est la clef de voûte, et la menace de mort à grande échelle, la guerre et son commerce, des normes apparemment indépassables…
« Ah, les cons, s’ils savaient ! », disait Daladier à son retour de Munich). L’Europe, cette fois, a retenu la leçon. Sa réaction est vigoureuse. Certes, mais elle arrive bien tard, et pourrait même provoquer l’apocalypse. L’Europe va-t-elle retenir aussi la leçon d’Hiroshima et de Nagasaki ? Il serait plus que temps !
« Plus aucune arme nucléaire d’ici 2030 ! », devrait-on dire aujourd’hui à la suite de Gorbatchev, qui parvint à mettre fin à la Guerre froide sans un seul coup de feu, sans un mort. Puisse la résistance héroïque des Ukrainiens nous imposer aujourd’hui cette autre leçon : débarrassons-nous enfin des armes nucléaires, privons-en les tyrans !
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Jean-Marie Matagne
Agrégé de philosophie, docteur d’État, président de l’Action des Citoyens pour le Désarmement Nucléaire (ACDN).
Candidat à la présidence de la République en 2002 et en 2022. Son programme : Pour une France démocratique et conviviale dans un monde en paix, décarboné, dénucléarisé, démilitarisé (www.tousalelysee.net)
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(1) Mikhail Gorbachev, Memoirs (Doubleday, London, 1996), pp. 412, 416–420
Jonathan Schell, The Gift of Time : The Case for Abolishing Nuclear Weapons (Metropolitan Books, New York, 1998), pp. 161–162
Robert Green, Security without Nuclear Deterrence (Astron Media and the Disarmament & Security Centre, 2010), pp. 98-99.